131.
Coup de cloche. Au réveil, ils trouvent une tunique et une cape blanche propres. Le programme est posé sur une chaise.
— Aujourd’hui, c’est encore de l’Histoire, mais encore plus dense qu’hier, et nous terminerons encore plus tard, soupire Lucrèce.
— À ce rythme-là, nous allons être épuisés et il nous sera de plus en plus difficile de trouver du temps pour enquêter.
— Pourtant la clef de la mort du Cyclope se trouve forcément ici.
Ils se douchent, déjeunent puis reviennent dans la même salle que la veille.
La statue de Groucho Marx en sari leur semble encore plus impressionnante. La leçon du deuxième jour porte sur les humoristes modernes, les grands maîtres de la GLH, les inventeurs, les perfectionneurs, les philosophes de l’humour.
— Où nous étions-nous arrêtés ? Ah oui, à Beaumarchais. Juste pour rappel, nous ne ferons que les morts, afin de ne pas vous révéler les noms des vivants, précise Stéphane Krausz. Aucun frère d’humour ne peut citer un autre frère sans son autorisation.
Il ouvre le grand grimoire et l’on voit apparaître les premières photos des personnages cités.
— Après Beaumarchais, je voudrais tout d’abord évoquer Eugène Labiche (1815-1888). C’est lui qui inventa la fable théâtrale comique moderne. Il travailla même avec Jacques Offenbach pour mettre au point l’opéra-bouffe. Il fut un Grand Maître de la GLH.
Le producteur cite quelques phrases de Labiche que l’on a selon lui souvent attribuées à d’autres :
— « Un égoïste est un homme qui ne pense pas à moi » ; « J’ai fini par m’apercevoir que je n’étais pas seul à partager la fidélité de mon épouse » ; « Seul Dieu a le droit de tuer son semblable » ; « Les hommes ne s’attachent point à nous en raison des services que nous leur rendons, mais en raison de ceux qu’ils nous rendent. »
— Le Voyage de M. Perrichon, relève Isidore.
Leur instructeur tourne les pages.
— Ensuite un homme qui ne fut ni un comique, ni un clown, ni un écrivain de comédie : Henri Bergson (1859-1941). Il fut le premier philosophe moderne à théoriser le principe du rire et de l’humour. C’est lui qui avança la formule : « Le rire c’est du mécanique plaqué sur du vivant. »
— Il fut Grand Maître de la GLH ?
— Non, seulement Maître. Il était, comment dire « un peu sérieux » dans sa perception de l’humour. Trop analytique, pas assez pratique. Je le cite : « L’art de l’écrivain consiste surtout à nous faire oublier qu’il emploie des mots » ; « Prévoir consiste à projeter dans l’avenir ce qu’on a perçu dans le passé. »
Finalement, la meilleure manière de connaître une personnalité n’est pas de lire sa biographie, mais les sentences qu’il a produites. Stéphane Krausz, en quelques citations, nous fait comprendre à qui nous avons affaire bien mieux que l’histoire du bonhomme.
Ils évoquent ensuite Georges Feydeau (1862-1921) :
— Georges Feydeau était à la recherche de la compréhension même du phénomène de l’humour. C’était son obsession. Il en est mort.
— Vous pouvez nous livrer quelques citations de Georges Feydeau ? demande Lucrèce, simulant au mieux l’élève zélée.
— « Ma seule gymnastique consiste à aller aux enterrements de mes amis qui faisaient de la gymnastique pour rester en bonne santé » ; « Les maris des femmes qui nous plaisent sont toujours des imbéciles. »
Isidore Katzenberg est sur le point de laisser échapper un petit rire mais il se retient à temps.
— Ensuite bien sûr je vais vous parler de Charlie Chaplin (1889-1977). Anecdote peu connue sur ce génie touche-à-tout : un jour le scénariste Charles MacArthur demanda un conseil à Charlie Chaplin sur une scène comique qu’il devait écrire pour un scénario. « Comment puis-je faire rire en montrant une grosse dame glissant sur une peau de banane ? demanda-t-il. En montrant d’abord la peau de banane, puis la grosse dame qui s’approche et qui glisse ? Ou bien en montrant d’abord la grosse dame, puis la peau de banane, après quoi la grosse dame qui glisse ? » Charlie Chaplin répondit alors : « Ni l’un ni l’autre. Vous montrez d’abord la grosse dame qui s’approche, puis la peau de banane, puis la grosse dame et la peau de banane. Après quoi elle enjambe délicatement la peau de banane et tombe dans une bouche d’égout. »
— Excellent, ne peut s’empêcher de commenter Lucrèce.
— Charlie Chaplin a fait partie de la GLH ?
— Bien sûr. À un moment la GLH a développé très fortement son antenne américaine. Il en a été le Grand Maître.
Isidore note ce détail.
— Groucho Marx (1890-1977). Donc les citations pour mademoiselle Nemrod qui en est je vois très friande : « Je suis né très jeune » ; « Jamais je ne voudrais faire partie d’un club qui m’accepterait pour membre » ; « Un homme est aussi jeune que la femme qu’il aime » ; « Soit cet homme est mort, soit le temps s’est arrêté. »
Lucrèce retient un petit rire, Isidore aussi.
— Groucho Marx était Maître GLH ?
— Il a été Grand Maître lui aussi. Trois ans durant.
— Comme quoi il acceptait finalement de faire partie d’un club qui l’acceptait, remarque la jeune journaliste.
Le producteur tourne les pages de son recueil.
— Sacha Guitry (1885-1957), qu’on ne présente plus et dont voici quelques citations : « Je conviendrais bien volontiers que les femmes nous sont supérieures, si cela pouvait les dissuader de se prétendre nos égales » ; « Si ceux qui disent du mal de moi savaient exactement ce que je pense d’eux, ils en diraient bien davantage » ; « Vous avez déjà entendu un enfant dire : quand je serai grand je deviendrai critique professionnel ? » ; « Il y a des gens sur qui on peut vraiment compter. Ce sont généralement ceux dont on n’a pas besoin. »
— Pas mal, reconnaît Lucrèce.
— Et enfin la meilleure pour l’occasion : « Citer les pensées des autres, c’est regretter de ne pas les avoir trouvées soi-même. »
— Sacha Guitry a été Grand Maître de la GLH ?
— Non, juste Maître.
— Ah, très important, l’un des plus importants : Pierre Dac (1893-1975). Lui aussi a été Grand Maître, mais aussi un Résistant durant la Seconde Guerre mondiale, au point d’animer des émissions comiques se moquant du gouvernement de Vichy et d’Hitler. Quelques citations : « Celui qui dans sa vie est parti de zéro pour n’arriver à rien n’a de merci à dire à personne » ; « La meilleure preuve qu’il existe une forme d’intelligence extraterrestre est qu’elle n’a pas essayé de nous contacter » ; « Ce n’est pas parce qu’on n’a rien à dire qu’il faut fermer sa gueule. »
— Pour aujourd’hui nous arrêterons l’histoire à ce personnage. Nous aurons ainsi accompli un parcours qui va de Beaumarchais à Pierre Dac.
Il ferme le livre et les invite à se restaurer.
Ils dînent.
C’était comme si l’évocation de tous ces pionniers de l’humour les avait dynamisés.
Lucrèce perçoit le point commun de tous ces membres de la GLH.
Ils ont tous eu des passés et des vies éprouvantes. Pour tous le rire était une résilience, une manière de surmonter leur immense angoisse. Ils ont réussi grâce à l’humour, mais tous à la fin de leur existence voulaient s’excuser d’avoir été drôles. Et beaucoup ont été tentés de faire des œuvres artistiques « tragiques » parce qu’ils n’assumaient pas leur image.
Stéphane Krausz les raccompagne à leur chambre.
Isidore se douche et se met en tee-shirt.
Sans un mot il s’enfonce dans son lit.
Au moment de se coucher, Lucrèce sourit.
Demain je vais pouvoir rire.
Puis elle rectifie.
Demain je vais « devoir » rire.
Et elle s’aperçoit que s’il lui a été difficile de s’empêcher de rire, il lui sera peut-être plus difficile encore de rire sur commande.
Il faut que je maîtrise mon corps.
Alors elle s’exerce à retenir sa respiration.
Je vais faire un décompte. Quand je penserai au chiffre 0 je m’endormirai d’un coup comme une souche. 10, 9, 8, 7, 6… 5… 4… 3… 2…
— Bon, il ne faut pas oublier l’enquête, Lucrèce. Allez, on y retourne ?
Isidore est déjà près de son lit avec les capes et les masques mauves et il brandit les deux torches.
Ils reprennent le même chemin que la veille.
Parvenu devant le portail au fond de la galerie, il lui montre qu’il a subtilisé un tournevis et du fil de fer.
Elle commence à travailler la serrure, mais paraît éprouver d’énormes difficultés.
— Je croyais que vous étiez spécialiste, s’étonne Isidore.
— Je suis spécialiste des coffres modernes électroniques, pas des vieilles serrures datant de trois siècles. Je ne sais pas comment s’actionnent ces mécanismes, et en plus à l’intérieur il y a plein de petits rouages rudimentaires très solides, que je ne peux pas voir. Cette serrure fonctionne comme une horloge.
— Vous me décevez, Lucrèce. Soudain je me demande si je ne vous ai pas surestimée.
À ce moment Lucrèce se met à travailler avec plus d’ardeur.
Je vais lui montrer !
Elle s’applique à écouter le chant de la grosse serrure, mais rien ne vient.
Elle lui fait signe qu’elle n’y arrivera pas aujourd’hui.
— Il me faudrait un appareil à rayons X pour voir l’intérieur du mécanisme.
À nouveau deux silhouettes mauves viennent dans leur direction, ils n’ont que le temps de se cacher.
L’ai-je vraiment déçu ? se demande Lucrèce.